Publié le 30 janvier 2025
Portraits inspirants
Travail et liberté


Dans La clé à molette, l’écrivain italien Primo Levi met en scène la rencontre improbable entre lui-même, ingénieur chimiste, et Faussone, un turinois haut en couleurs. Cela se passe en Russie, sur un chantier de la Basse Volga. L’exil rapproche les deux compatriotes. Ils parlent de tout – la famille, les amis, les femmes, mais surtout le travail. L’ingénieur a deux métiers, puisqu’il est aussi écrivain. Faussone, lui, monte des grues de chantier. Il aime son travail et en parle avec un mélange de pudeur et de fierté. Leurs échanges inspirent à Levi cette réflexion qu’il livre au lecteur, sans la développer :
Le terme de « liberté » a notoirement beaucoup d’acceptions, mais peut-être que le genre de liberté le plus accessible, le plus goûté subjectivement et le plus utile à l’homme, coïncide avec le fait d’être compétent dans son propre travail, et donc avec le fait de l’exécuter avec plaisir.
J’ai souvent partagé cette définition de la liberté avec des amis ou des étudiants. Elle provoque presque immanquablement deux réactions successives. D’abord, tout le monde comprend intuitivement ce qu’elle veut dire. Ensuite, elle apparaît comme un idéal lointain, inaccessible ou réservé à une élite de chanceux dont, en général, mon interlocuteur estime ne pas faire partie.
La liberté dont parle Primo Levi associe travail, compétence et plaisir. Mais nous, quand nous pensons au travail, nous ne pensons pas à la liberté. Nous pensons plutôt : rémunération et statut social. La liberté, c’est le contraire du travail : loisir et gratuité. Nous ne pensons pas non plus au plaisir. Nous pensons aux objectifs imposés, à la pression, à l’ambiance pénible. Dans le meilleur des cas, le plaisir au travail se loge dans les interstices – dans les pauses et lors des pots qui scandent la vie d’une entreprise. C’est un plaisir qui survient sur les lieux du travail, mais qui ne vient pas du travail lui-même.
Toutes les recherches récentes sur l’état du travail en France pointent dans une même direction : beaucoup reconnaissent placer de grandes espérances dans leur travail mais déplorent massivement la « perte de sens ». Un hospitalier entendu récemment à la radio allait plus loin : « ce n’est pas l’absence de sens qui pèse, c’est l’omniprésence du non-sens. » Il est grand temps de nous saisir collectivement de ce drame silencieux. Car il en va de ce que Primo Levi exprime en peu de mots : du « genre de liberté le plus accessible, le plus goûté subjectivement et le plus utile à l’homme ».
Cette liberté passe, suggère notre citation, par « le fait d’être compétent dans son propre travail ». Malheureusement, le mot de « compétence » est aujourd’hui partout, et peut engendrer de graves malentendus. On parle en général de « compétences », au pluriel. Il ne s’agit pas, en fait, d’être « compétent dans son propre travail » mais, au contraire, de maîtriser plusieurs techniques sommaires qui nous permettent d’être assignés successivement à diverses tâches sans rapport les unes avec les autres.
Dans le même passage de La clé à molette, Faussone donne une idée de ce que signifie vraiment la compétence. Parlant de la grue, il dit : « monter une machine comme celle-là, travailler avec les mains et la tête durant des jours, la voir pousser comme ça, grande et droite, solide et mince comme un arbre… » Il y a dans ces mots de l’émerveillement et presque de l’amour. Mais c’est que Faussone peut voir son travail. La grue qui s’élève a une matérialité, elle a une objectivité. Si elle fonctionne, cela se voit. Si elle ne fonctionne pas, cela se voit aussi. La sanction est immédiate. La triche est impossible. Et c’est précisément pour cela qu’il est possible ici de parler de compétence. Monter la grue mobilise « les mains et la tête », il faut penser non seulement à la mécanique du dispositif mais à son ancrage dans le sol et sa prise au vent, dans un espace toujours particulier qui peut être plus ou moins encombré, plus ou moins accidenté. C’est pourquoi le technicien en charge du montage peut être plus ou moins bon. Sa compétence ne se laisse pas enfermer dans un cahier des charges ni une liste de certifications. Elle est une intelligence du singulier, développée à force d’expérience, c’est-à-dire à force de docilité aux rudes leçons du réel.
C’est dans cette direction qu’il faut chercher le « sens du travail ». On parle de « sens », et aussitôt la tentation est de scruter la « motivation » et les ressorts psychologiques de l’activité. Mais le « sens » n’est pas d’abord dans l’esprit de celui qui travaille : il est dans la réalité extérieure d’un résultat qui parle de lui-même. Ça marche ou ça ne marche pas. Ça tient ou ça ne tient pas. Mais aussi : c’est propre et c’est beau.
Il y a là, me semble-t-il, une clé fondamentale pour comprendre la plainte lancinante de tant de nos contemporains : leur travail n’est pas « reconnu ». C’est souvent vrai, et la raison en est parfois la simple ingratitude des bénéficiaires de ce travail. Mais plus souvent la reconnaissance manque faute de quelque chose qui puisse être « reconnu », c’est-à-dire d’abord vu, constaté et apprécié. Le simple fait qu’un « objectif » a été atteint dans les délais prescrits n’offre en lui-même que peu de prise à la reconnaissance : car « l’objectif » en question paraît souvent grevé d’arbitraire. Qu’un « objectif » ait été fixé par un « N+1 » n’en fait pas un objectif sensé. Qu’il permette d’inscrire un chiffre sur un tableau de bord ne compte pas davantage : un chiffre n’est qu’un symbole, il ne dit rien du travail, et mérite tout au plus une reconnaissance que le principal intéressé sera le premier à reconnaître comme tout autant « symbolique »… Les « objectifs » si chers aux managers souffrent en fait d’un grave déficit… d’objectivité.
Encore la reconnaissance des autres peut-elle passer pour une satisfaction relativement secondaire. La reconnaissance la plus essentielle est ailleurs : elle est dans la possibilité pour celui qui œuvre de se reconnaître dans son propre travail.
Ce n’est pas par hasard que Primo Levi propose sa définition de la liberté après avoir entendu Faussone lui parler de la grue qui pousse « grande et droite, solide et mince comme un arbre ». Il a compris que Faussone se reconnaissait dans le fruit de son travail. Il s’y voit. Il prend connaissance de lui-même en regardant ce qu’il a accompli. Le « beau travail » est la réalisation extérieure et objective d’une capacité jusque là seulement intérieure et subjective : cachée aux yeux de tous et d’abord de celui qui la possède. Quand il se reconnaît dans son travail, il peut dire en le contemplant : « ça, c’est moi ».
Mais pourquoi peut-on parler ici de liberté ? Parce que l’œuvre réussie témoigne de ma prise sur le monde. Celui qui œuvre avec compétence ne subit pas la réalité. Il la respecte – condition de toute efficacité – mais il agit sur elle. Il la respecte : elle a ses propres lois. C’est peut-être ce que suggère Faussone lorsqu’il parle de la grue comme d’un arbre qui pousse. La grue qui s’élève ne le fait qu’à travers les lois de la nature, car c’est un assemblage mécanique rigoureux soumis à la force de la gravité et des éléments. Mais l’ouvrier agit sur la réalité. Il affirme sa maîtrise, faite de connaissance intime et d’ingéniosité. Il vainc des résistances et surmonte des obstacles. Le bon travail est liberté parce qu’il est déploiement et confirmation de réels pouvoirs d’agir.
On ne peut alors s’étonner que cette liberté-là soit source de plaisir. Là encore, il faut s’entendre sur les mots. Certaines grosses entreprises se targuent, pour attirer (ou endormir) le chaland, d’avoir transformé le travail chez elles en plaisir. C’est vrai, il y a des salles de repos et des espaces dédiés au bien-être dans leurs locaux… On s’y sent tellement bien qu’on n’a même plus envie de partir en vacances ! Mais le plaisir du travail n’a rien à voir avec le plaisir au travail. Ce qu’évoque la figure de Faussone n’est certainement pas l’idée d’un travail cool avec des collègues sympas. C’est un travail rude. On y est exposé aux intempéries, les matériaux sont lourds, les outils dangereux. On n’est pas tranquille tant que l’installation n’a pas été mise à l’essai avec succès. La tension morale et physique est fortement présente. Écoutons une dernière fois l’inimitable Faussone :
Du reste, je sais pas, moi ça m’est jamais arrivé, mais faire un boulot où il n’y a rien de difficile, où tout marche tout seul, ça doit être rudement ennuyeux, et à la longue ça vous rend bête. Je crois que les hommes sont comme les chats, excusez-moi si j’en reviens encore aux chats, mais c’est rapport à la profession. S’ils savent pas quoi faire, s’ils ont pas de souris à attraper, ils se griffent entre eux, filent sur les toits, ou bien grimpent aux arbres et après, des fois, ils miaulent, parce qu’ils sont plus capables de descendre. Moi, je crois vraiment que pour vivre heureux il faut forcément avoir quelque chose à faire, mais pas quelque chose de trop facile, ou bien quelque chose à désirer, mais pas un désir en l’air, quelque chose qu’un type ait l’espoir d’y arriver.
« Quelque chose qu’un type ait l’espoir d’y arriver » : c’est là sans doute que réside la possibilité du plaisir dans l’exécution du travail. C’est le plaisir de la difficulté surmontée, c’est-à-dire de la réalité qui résiste mais se prête à l’action qu’on exerce sur elle. Dans cette expérience l’ouvrier n’éprouve pas simplement son propre pouvoir sur le monde. Il éprouve, de façon plus fondamentale, que le monde est fait pour lui : qu’un accord est possible entre lui et le monde. Il éprouve ainsi que le monde est bon et qu’il y est lui-même à sa place.
Cette réflexion est dédiée aux étudiants de la promotion des « Pionniers » de Tramayes qui, en me faisant visiter leur atelier et en me montrant leurs œuvres en cours, m’ont permis de comprendre ce que Faussone voulait dire à Primo Levi.
Vincent Aubin.
Vincent Aubin est agrégé de philosophie et ancien élève de l’Ècole Normale Supérieure. Il enseigne la philosophie, entre autres à l’Institut de Tramayes.